Il y a quelques mois, je suis allée rendre visite à ma librairie de quartier préférée. Bien que fille de libraire, je me sens toujours mal à l’aise dans ce genre d’endroit : impression de déranger les vendeurs quand je demande un renseignement, sentiment de ne pas être vraiment à ma place.
En butinant de piles en piles, je me suis arrêtée sur « Rien ne s’oppose à la nuit » de Delphine de Vigan. A l’époque, peu de gens en avaient parlé, c’était surtout la photo et la quatrième de couverture qui m’avaient attirée. Mon livre sous le bras, j’errais de rayon en rayon quand un vendeur à l’accent indéfini m’a demandé avec un grand sourire si j’avais besoin d’aide. « Oui, je cherche un livre » ai-je répondu. Réalisant la vacuité de ma réponse je me suis empressée d'ajouter :« forcément, dans une librairie… ». Il a jeté un coup d ‘œil sur mon roman avec une petite moue puis m’a entrainée vers un autre rayon en brandissant d’un air triomphant « Limonov » d’Emmanuel Carrère. Son pitch était tellement enthousiasmant que je l’ai acheté bien qu’a priori rien ne m’emballait vraiment.
Mon pressentiment était le bon : je n’ai pas accroché au portrait bâtard entre fiction et réalité de cet écrivain underground russe, j’ai même peiné à le terminer. Je n’ai ressenti aucune empathie pour Limonov ou pour le narrateur, ne sachant vraiment jamais si j’avais affaire à un héros ou à un salaud. Et puis les longues pages sur l’histoire de l’ex URSS m’ont assommée il faut l’avouer.
En revanche, j’ai été bouleversée par le dernier ouvrage de Delphine de Vigan, « Rien ne s’oppose à la nuit », qui raconte l’histoire de sa mère. On ne le sait pas avant de commencer mais c’est elle qui illustre la couverture de l’ouvrage : solaire, belle comme une héroïne de Claude Sautet, la cigarette à la main mais le regard ailleurs, elle a de faux airs de Romy Schneider. Un peu de sa solitude aussi.
En 2008, Lucile, cette lumineuse femme de 61 s’est donnée la mort. Sa fille, Delphine de Vigan, a mené l’enquête à travers ce roman pour tenter de retracer l’histoire de sa mère et de sa famille. En interviewant ses proches, en lisant ses lettres, en visionnant les films familiaux, elle a tenté de retracer le portrait le plus distancié et le plus juste possible de cette mère atypique. Issue d’une fratrie de 7 enfants, dont 2 se sont donnés la mort, elle n’a eu de cesse de se battre toute sa vie contre elle-même. Diagnostiquée bipolaire, sa vie a constamment oscillé entre exaltation et dépression, détachement et délire. En remontant le fil d’une histoire familiale lourde de non dits, l’auteure tente de trouver une explication, sans jamais juger.
Le roman retrace cette quête mais aussi les questionnements et les douleurs liés à l’acte d’écrire. Car cette plongée dans l’histoire ne se fait pas sans heurts.
Ce roman m’a bouleversée car il est à la fois universel et unique : chaque famille traine ses non-dits et sa drames, ses bonheurs et ses personnalités cabossées et l’on peut sans peine s’identifier à cette saga douce-amère. Le livre, en dépit de certains passages très noirs, reste une formidable leçon de courage et d’amour. Il questionne sur les rapports mère-fille et sur la place de chacun au sein de la fratrie ou de la famille. Il met également en évidence avec une implacable lucidité le poids terrifiant du non-dit sur la destinée d’une descendance.
Un récit bouleversant, à la fois lumineux et sombre, qui parlera à la mère, à la fille ou à l’enfant que chacun porte en lui.
"Ma famille incarne ce que la joie a de plus bruyant, de plus spectaculaire, l'écho inlassable des morts et le retentissement du désastre. Aujourd'hui je sais aussi qu'elle illustre, comme tant d'autres familles, le pouvoir de destruction du Verbe, et celui du silence."