Comme pour le 11 septembre, on se souviendra tous de ce
qu’on faisait à ce moment-là.
Moi j’étais avec les enfants sur internet. Nous cherchions
une mangeoire pour les oiseaux du balcon affamés depuis l’hiver.
Ce devait être un mercredi insouciant, qui sentait bon la
galette des rois et les rires.
Mon fils m’avait lancé en enlevant son manteau
« J’adore les mercredis ». Moi qui d’habitude peste contre ce jour
marathon où je cours d’une activité à l’autre me suis surprise à répondre
« Moi aussi j’adore les mercredis ».
J’avais décidé en ce début d’année de chérir chacun de ces
petits moments passés ensemble, de moins courir, de profiter car après tout on
ne savait pas jamais combien de temps
cette parenthèse enchantée allait durer.
Je m’étais dit qu’apprendre aux enfants à nourrir les
oiseaux du balcon serait une bonne idée pour commencer l’année.
Jusqu’à ce que tombe un premier tweet. Des hommes seraient
rentrés chez Charlie Hebdo. Une boucherie. Je reste sidérée devant mon écran,
quasi hypnotisée. Ma fille me demande ce qu’il y a : « Tu n’arrives
pas à trouver la mangeoire pour les oiseaux maman ? ». Ma gorge est
nouée. Rien ne sort. Comme dans tous ces moments où elle sent poindre l’angoisse
chez moi, ma fille ne me lâche pas. Grimpe sur mes genoux. Me parle sans
s’arrêter.
Je l’envoie froidement dans sa chambre.
Les premiers noms
tombent. Charb. Cabu. Wolinski. Je n’ai jamais été vraiment fan de Charlie
Hebdo mais j’ai les larmes aux yeux.
La mort de Cabu, c’est toute mon enfance qui disparaît
brutalement dans le sang.
Les tartines de beurre salé avalées devant Récré A2 chez mes
grands-parents.
Plus tard l’atmosphère enfumée de « Droit de
réponse » le samedi soir, la tête sur les genoux de ma mère.
Wolinski, c’est l’odeur inimitable du papier et de l’encre,
réminiscences du magasin de journaux de mon père.
Très vite les premières images viennent donner corps à une
effroyable réalité à laquelle on ne veut pas croire. Mes premières pensées vont
à mon amie dont le père policier s’est suicidé il y a quelques années de cela
sur son balcon. Pourvu qu’elle ne regarde pas ça. Pitié.
Les tweets défilent et nous pleurons et souffrons à
l’unisson. Parfois juste un « putain » ou trois points de suspension.
Juste pour dire que l’on est là. Comme les petits oiseaux du balcon en hiver,
nous rapprochons nos plumes bleues les uns contre les autres pour réchauffer nos cœurs et nos âmes.
Seule, j’aurais passé la journée hypnotisée devant mon
écran. Mais, comme toujours dans les pires moments, la vie reprend le dessus
par la voix de mes enfants, de la manière la plus prosaïque qui soit.
« Maman on mange quoi ? ».
J’ai fait à manger, en mode pilote automatique, et n’ai
pratiquement pas touché à mon assiette.
Ils ont bien vu que quelque chose clochait. Moi qui ai
l’habitude de ne rien cacher à mes enfants, je n’ai pas pu dire. Moi qui
interroge régulièrement des pédopsychiatres pour expliquer aux parents comment
réagir, comment parler, je n’ai pas trouvé les mots. Les cordonniers sont
souvent les plus mal chaussés.
Je n’ai pas pensé que mon fils me prendrait de cours en
rentrant de l’escrime.
« Maman, ils ont fermé certaines sorties à l’école. Ils
ont parlé de plan et de pirates c’est quoi cette histoire ? ».
J’ai expliqué comme j’ai pu, mal sans doute, mais au moins
il l’apprendra de ma bouche et pas de celle de ses copains. J’ai dit que
certaines personnes se disent religieuses alors qu’elles sont en réalité des
extrémistes qui n’ont rien à voir avec les vraies valeurs de la religion. On
les appelle « les fous de D.ieu ». Aujourd’hui, certaines de ces
personnes ont tiré sur des journalistes seulement car ils s’étaient moqués
d’eux dans leur journal.
« Des journalistes ? Des journalistes »
a-t-il répété. Je n’ai pas voulu parler de dessinateurs car mon fils est un
dessinateur passionné mais je réalise que le mot « journaliste » l’a
touché tout autant.
Je m’attendais à ce qu’il ait peur, à ce qu’il m’assaille de
questions ou me demande le nombre de morts.
« Mince, ça veut dire qu’il n’y aura pas de sorties
scolaires ? C’est nul ! ».
Les enfants sont décidément imprévisibles.
La journée s’est terminée dans un brouillard flou, le ventre
serré. Les images des rassemblements m’ont serré le cœur et on un peu réchauffé
ces quelques heures. J’aurais juste aimé les voir au moment de la
tuerie de Toulouse.
Nous avons finalement cuisiné notre galette. Nous avons
acheté les graines et les avons disposées sur le balcon. Nous avons rempli un
petit bol d’eau.
Mais les oiseaux ne sont pas venus hier soir.