Quand on se réjouit de rater son métro pour pouvoir
replonger avidement dans sa lecture, on sait que l’on a en main un très bon livre.
Après avoir adoré « Beauté Fatale » de Mona
Chollet (j’en ai parlé à plusieurs reprises ici
mais aussi dans un article pour Slate),
j’ai dévoré « Chez soi, une odyssée de l’espace domestique »
de la même auteure.
J’ai le curieux sentiment que les livres de Mona Chollet
font écho à chaque fois à des périodes-clés de ma vie, qu’ils résument
avec talent les contradictions que je ressens à l’instant T.
Quand j’ai lu
« Beauté fatale », qui évoquait les nouveaux visages de l’aliénation
féminine, je venais de quitter la World Company de la cosmétique après 11 ans
de bons et loyaux services. En tournant les pages frénétiquement, je prenais alors
conscience, entre jubilation et accablement, de la mécanique implacable des
industries du « complexe mode-beauté ».
Aujourd’hui, après avoir réinvesti mon chez-moi
en passant du statut de salarié à celui de free-lance, je me plonge avec
délectation dans « Chez soi », véritable ode à la sagesse des
casaniers, si souvent dénigrés. Oui, je l’avoue, je fais partie moi aussi de
cette espèce étrange qui adore les retours de vacances et se réjouit de
retrouver son intérieur, entre impatience et excitation.
Mais « Chez soi » ne se borne pas à être un éloge
des charentaises et du plaid en pilou, loin de là. L’essai envisage le foyer
sous toutes ses facettes, davantage comme une fenêtre ouverte sur le monde
extérieur et ses perturbations qu’un cocon imperméable d’ailleurs.
Impossible en effet d’être totalement coupé de la civilisation
grâce à internet : « Vous
pouvez bien chasser le monde par la porte : il revient par la fenêtre qui
scintille sur votre bureau. Et cela change tout. Dès lors, s’isoler chez soi ne
revêt plus du tout la même signification ». Une fenêtre qui peut
également se transformer en trou noir au pouvoir d’attraction irrésistible
et aux nombreux effets indésirables: infobésite, peur de rater quelque
chose ou dépendance compulsive.
Impossible non plus, même confiné entre ses 4 murs,
d’échapper à la dureté du monde extérieur dont la crise immobilière constitue
l’une des facettes. Aujourd’hui, le vrai luxe c’est l’espace, comme l’affirmait
une publicité célèbre il y a quelques années et cette situation impose des
choix cornéliens : « Payer un
loyer exorbitant, se laisser dévorer tout cru par un crédit ; partir à la
campagne et passer sa vie dans les transports ; partir à la campagne et
s’enfoncer dans la pauvreté…il faut se rendre à l’évidence : pour ceux qui
n’ont pas la chance d’avoir conservé un loyer d’il y a 20 ans, d’avoir acheté
il y a longtemps ou fait un héritage, il n’existe que des mauvaises solutions
aux problèmes de logement actuels. » Alors, on fait contre mauvaise
fortune bon cœur en s’enchantant des « tiny houses » et autres
« living small » qui érigent les petits logements en mode de vie
cosy.
Après l’espace, l’autre vrai luxe contemporain, le temps,
est abordé dans le chapitre « À la recherche heures célestes ». « Si
la clé du bonheur c’est d’être maître de son temps, comme le conclut le
documentariste allemand Forian Optiz (…) alors ce monde compte peu d’heureux.
Une longue période – ne parlons pas d’une vie entière – qu’on est libres
d’occuper à sa guise et au cours de laquelle, délivré de toute contrainte, on
peut suivre son propre rythme : ce luxe suprême, hormis les rentiers, bien
peu de gens y ont accès, du moins pas avant la retraite ». Par
opposition, le seul temps valorisé est celui qui est
productif, rentable : « Le
temps soudain vidé de sa comptabilité monnayée tourne au temps mort, c’est à peine
s’il existe ».
Un temps libre, bien inéquitablement distribué, comme
l’explique le chapitre « Métamorphoses de la boniche » : « En moyenne, selon la dernière enquête
« Emploi du temps », les hommes vivant en couple effectuent 1h17 de
travail ménager par jour et les femmes 2h59 ; avec un enfant de 3 ans ou
plus cela devient respectivement 1h09 et 3h17 (même si ce temps ne concerne pas
les soins aux enfants, évalués séparément, mais bien le ménage et les courses) ».
« Quoi qu’elles puissent faire, les femmes
restent comme marquées au fer rouge de la domesticité. Qu’elles soient revenues
en masse sur le marché du travail à partir des années 60 n’y a pas changé
grand-chose. Comme l’écrit Christine Delphy, elles ne sont libres que de
« fournir un double travail contre une certaine indépendance
économique ».
Pour autant, même si elle considère le travail féminin comme un facteur
d’indépendance financière, Mona Chollet ne le valorise pas outre-mesure, elle
semble même être favorable à l’instauration d’un salaire ménager, en citant
notamment une des ouvrières de Lipp qui affirmait « Mon salaire me libère, mon travail
m’écrabouille ». « Les
défenseurs du revenu garanti ont bien conscience qu’une telle mesure ne
changerait pas la nature du système. Ce qu’ils veulent, en assurant à chacun
les moyens de vivre sans être obligé d’avoir un travail rémunéré, c’est
remédier à une situation bloquée, donner de l’air à une société au bout du
rouleau, permettre à du neuf de surgir. Le tout en acceptant de ne pas savoir à
l’avance où mènera le processus, en laissant aux gens la possibilité de
réfléchir à leur désirs et de reprendre du pouvoir sur leur vie, en faisant
confiance à leurs ressources propres, au lieu de fournir clé en main une
émancipation pensée à leur place ».
J’avoue avoir trouvé cette réflexion particulièrement
rafraichissante car j’ai lu trop souvent des remarques méprisantes adressées
aux femmes au foyer par des féministes. Ces dernières souhaitaient libérer les
femmes à leur place, à l’image de Gisèle Halimi qui affirmait « Être une femme au foyer reste un choix, et il est
respectable, mais c'est un choix qui n'est pas compatible avec la démarche de
libération des femmes».
J’ai néanmoins trouvé une certaine
incohérence dans la critique teintée de condescendance que Mona Chollet adresse ensuite à Mimi Thorisson, une
blogueuse culinaire à l’univers esthétique ultra-léché : « Voici une
femme cultivée, qui parle 5 langues, qui a étudié la finance, travaillé dans la
mode, a été productrice pour CNN mais qui a finalement a trouvé le bonheur en
s’installant à la campagne pour se consacrer à la cuisine et la vie de famille.
Toutes les opportunités s’offraient à elle, et elle, a choisi de rentrer à la maison : n’est-ce pas
merveilleux ? ». Pour Mona Chollet, le blog de Mimi Thorisson
impliquerait la « réactivation d’une mystique féminine
conservatrice ». A ses yeux donc, pas de choix éclairé de la part de la blogueuse
(qui, soit dit en passant, est à mon sens davantage une business woman qu’une
femme au foyer) : elle ne ferait que subir
la prégnance de modèles ancestraux.
Il n’est bien sûr pas question de nier ici l’influence de l’imagerie
domestique ou la valorisation des
archétypes de la féminité parfaite. Il me semble juste un peu réducteur
de nier les choix personnels d’une femme et de juger sa réussite personnelle à
l’aune de ses propres critères ( en prenant un métier intellectuel comme modèle
d’accomplissement personnel). Si Mimi Thorisson a préféré écrire un blog, animer des émissions de télévision et écrire des livres plutôt que devenir trader est-ce nécessairement parce qu'elle est conditionnée? Doit-on forcément considérer cela comme un échec qui porterait atteinte à toutes les femmes?
Cette réserve mise à part, la lecture du
livre de Mona Chollet m’a littéralement transportée.
Etrange paradoxe pour un
ouvrage qui parle du bonheur de rester chez soi !
"Chez soi, une odyssée de l’espace domestique", Mona Chollet, Editions Zones
Voici un livre que j'ai trouvé particulièrement bienveillant à mon égard. Je me suis en effet retrouvé dans plusieurs des situations évoquées par Mona Chollet et souvent en proie au jugement des autres : être en couple mais préférer habiter seule, et même installer un lit à une place pour ne pas partager mon sommeil, rester dans mon appartement alors que le monde extérieur déborde d'activités, ou lorsqu'il fait beau dehors, ou encore me payer le luxe de la sieste et de la rêverie dans mon cocon quand j'étais au chômage et que tout autour de moi m'incitait à retrouver au plus vite le salariat et donc l’espace extérieur.
RépondreSupprimerAppréhender un espace souvent réduit, de façon solitaire, m'a ainsi souvent aidé à appréhender le temps qui s'écoulait, non sans un certain égocentrisme, mais toujours avec la nécessité de me ressourcer. Je crois pouvoir dire que jamais je ne me suis ennuyée dans mon appartement, en ma propre compagnie. Du désœuvrement, peut-être, mais de l’ennui, celui qui angoisse et déprime, non. L'appartement est pour moi l’endroit idéal pour me couper des agressions et développer mon imaginaire, qu'il soit confortable comme par le passé, ou aménagé de bric et de broc et mal isolé comme celui que j'occupe actuellement. Je retrouve dans l’évocation de la chambre d’étudiante de Chantal Thomas l’émerveillement que j’ai éprouvé en entrant en cité universitaire, où, malgré les locaux insalubres, j’étais pleinement chez moi, sans intrusion parentale ou fraternelle, libre d’organiser mon temps, mes repas et ma surtout ma tabagie ;-) selon mon bon vouloir ! Même émerveillement le jour où j’ai emménagé seule après ma première rupture, ébahie par la liberté de choix de mon mobilier, de l’agencement, de la décoration, de la vaisselle et des rideaux !
Je précise que j'ai également vécu (et que je vis actuellement) en couple et que je sais en apprécier les inconvénients comme les avantages.
Concernant le retour au foyer, je suis, comme toi, nuancée sur le propos de Mona Chollet, dans le sens où elle met en exergue mes propres contradictions : mon côté casanier se verrait bien au en femme au foyer, débarrassée des contingences matérielles par la grâce du revenu universel, qui me donnera les moyens d’organiser mon temps de travail sans pénaliser mon nécessaire temps de repos, mais sans les exigences dévolues encore aujourd’hui à la femme au foyer.
Voici qu’en rentrant hier de ma journée de travail, je me mettais machinalement aussitôt mon manteau ôté, alors que mon mari se reposait devant Rolland Garros, douché de frais, à nettoyer la vaisselle, décrocher une lessive, essuyer les miettes sur une table.
Il n’est certainement pas un modèle de machisme, mais alors pourquoi moi ? Pourquoi je ne lui demande pas sa participation, qu’il aurait été ravi de m’apporter ? Et pourquoi demander ? Parce que je me sens visiblement moins fatiguée, que mon travail n’est pas aussi contraignant ? Que je considère que mon heureux caractère ne s’agace pas d’accomplir ces tâches seule ? Parce que j’ai toujours vu ma mère s’activer ? Parce que je suis conditionnée ?
Je me suis arrêtée net. Il faut que je relise Mona Chollet ;-)
Merci pour ton commentaire très riche et pertinent! On est tous et toutes en proie à des questionnements, on fait tous des concessions mais je me dis que tant que l'on se pose des questions, sans tout prendre comme acquis ou "naturel", alors on est sur la bonne voie :-)
SupprimerPourquoi moi en effet? Quelle idée saugrenue... Il ne me viendrait pas à l'esprit, en dehors d'une situation exceptionnelle comme la maladie par exemple, d'en faire plus que mon conjoint! Il faut dire que nous pratiquons aussi la parité financière absolue: chacun participe à part égale aux dépenses communes. Ce que l'un peut gagner au-delà ne regarde pas l'autre. Aucun de nous deux ne peut donc se dédouaner des tâches domestiques en effectuant par exemple des heures supplémentaires chez son employeur soi-disant "pour augmenter le pouvoir d'achat du ménage". Les Français attendent-ils donc tous leurs femmes avec le fouet à la maison pour qu'elles se croient ainsi obligées d'effectuer 70% des travaux domestiques? Heureusement non. Mais nombre de femmes trouvent un INTÉRÊT à se spécialiser dans la domesticité : cela les dispensent de trop s'investir dans un travail extérieur, car, ce n'est pas M.Chollet qui dira le contraire, on est tellement mieux chez soi... En outre, chez soi on est son propre chef! Et pour couronner le tout, cela donne une bonne excuse pour s'approprier la moitié de la rémunération des heures supplémentaires que le conjoint est souvent amené à faire pendant que l'on joue au marmiton tranquille dans ses pantoufles ou bien que l'on profite un peu de ses enfants chez soi.
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