La semaine dernière, j’ai vu passer un tweet de Fille d’album mettant le doigt sur
un questionnement que j’ai depuis la sortie de mon livre.
Production éditoriale : après les portraits de femmes, maintenant ce sont les enfants qui changent le monde. Environ 12000 livres sur le sujet pic.twitter.com/QHCuOKYvP3
— Fille d'Album (@FilledAlbum) January 9, 2021
Elle pointait l’offre pléthorique de livres jeunesse censés
inspirer les enfants, les amener à changer ou à prendre exemple sur d’autres illustres
figures enfantines. Pour les plus grands, ces ouvrages s’apparentent même à du
développement personnel.
Fille d’album
décrit dans son thread les différentes catégories : en mode "toi
aussi tu peux le faire"
Avec un bonus s'il y a Greta sur la couverture
Dans un registre approchant, on a les livres de développement personnel pour ado en mode girl power.
Même s’il faut se réjouir d’enfin trouver des ouvrages mettant en scène des role models féminins autre que des princesses passives, on peut aussi se demander si cette avalanche d’enfants exemplaires ne pourrait pas en définitive être contre-productive.
En gros, si à 5 ans t’es pas devenue Greta Thunberg, t’as
raté ta vie.
Ces héros en culottes courtes glorifiés au fil des couvertures
deviennent alors pour les enfants des statues du commandeur impressionnantes et
culpabilisantes.
Comment fait-on si on n’a pas envie ou les capacités de
changer le monde ? Est-ce vraiment aux enfants de porter cette responsabilité
alors même qu’ils n’ont aucun pouvoir de décision ? Une injonction, même
positive (« Ne change jamais ») ne reste-t-elle pas une injonction
malgré tout ?
J’ai l’impression que cette course à la performance commence
de plus en plus tôt.
Cette question s’était déjà imposée à moi lorsque j’ai écrit mon livre destiné aux 3-6 ans « Les filles et les garçons peuvent le faire aussi ».
Dans une double page de la partie destinée aux filles, j’évoquais les choix professionnels : « Tu peux, quand tu seras grande, devenir maîtresse d’école car tu aimes beaucoup les enfants, docteure ou bien vétérinaire, tu ne sais pas vraiment. Pas grave, tu as le temps !
Mais tu peux aussi savoir déjà ce que tu veux, vraiment. Pompier, astronaute et même présidente ! Fille ou garçon, tout est possible, le monde t’attend ! ».
J’avais envie d’offrir des role models
variés aux petites filles sans pour autant leur mettre trop de pression. La
phrase « Tu ne sais pas vraiment. Pas grave, tu as le temps » était
justement là pour dire qu’on a aussi le droit de ne pas savoir.
Une mère m’a écrit peu de temps après la sortie du livre
pour me dire que sa fille l’avait adoré. Elle me rapportait, amusée, ses propos :
« Tu sais maman, moi je ne veux pas être présidente ou astronaute. Je veux
juste rester tranquille à la maison, tout ça c’est trop fatigant ». Preuve
que même avec la meilleure volonté du monde, la pression peut être tapie en embuscade.
L’idée n’est pas, bien sûr, de tirer à boulets rouges sur
les role models car dans certains cas ils peuvent vraiment faire changer les
mentalités, comme l’a démontré une étude américaine. Quand on a demandé à des
enfants américains dans les années 70 de dessiner un ou une scientifique, seuls
28 des 4800 enfants participants ont dessiné des scientifiques femmes. Toutes
ont été dessinées par des filles et elles représentent moins d’1% des élèves
étudiés. Aujourd’hui, comme l’explique cet article
« une nouvelle étude publiée dans Child Development et citée par Mashable
montre que 28% des enfants dessinent désormais des scientifiques de sexe
féminin. Il faut dire que depuis la fin des années 60, les femmes n’ont jamais
obtenu autant de diplômes dans les domaines de la science et elles sont
beaucoup plus représentées en tant que scientifiques dans la pop culture. ».
Une étude menée récemment par 2 chercheuses anglaises a néanmoins pointé les
limites des roles models comme seuls outils de lutte contre les inégalités. « Une
représentation accrue n'est pas en soi susceptible d'être efficace si cette
représentation est négative » explique une des 2 chercheuses.
Tout d’abord, les filles qui ont été interrogées lors de
cette étude étaient parfaitement conscientes des expériences négatives vécues
par les femmes célèbres, notamment la misogynie en ligne dirigée contre les
femmes politiques, les célébrités et les militantes, en particulier les femmes noires
ou asiatiques. Elles ont également trouvé que les médias traditionnels
représentaient les dirigeantes de manière humiliante et stéréotypée et jugeaient
les femmes plus durement que leurs homologues masculins.
Enfin, les filles n’avaient qu’une expérience limitée de la
prise de décision : la présentation de modèles éloignés via divers médias
ne peut pas compenser cela. Pour la plupart des filles de l'étude, leurs
responsabilité se limitaient à leur vie domestique. Si certaines matières
scolaires ont donné l'occasion de pratiquer le débat et la prise de décision
collaborative, dans l'ensemble, il était peu probable qu'elles aient un
avant-goût du leadership.
Les chercheuses concluent : « Ces résultats sont
troublants. Ils suggèrent que la participation aux représentations médiatiques
des femmes aux yeux du public a un effet dissuasif sur les filles en raison des
conditions de visibilité des femmes. Même lorsque ce n'est pas le cas, les
modèles proposés sont probablement des femmes qui viennent de positions avantageuses,
ce qui signifie que leurs expériences peuvent ne pas résonner avec de
nombreuses filles. Enfin, les modèles éloignés ne peuvent pas compenser une
infrastructure pour les jeunes très réduite, et de nombreuses écoles en
difficulté ne sont pas non plus en mesure de compenser cela. Les filles de
notre étude s'intéressaient aux processus de leadership, à différents modèles,
et en particulier au leadership pour la justice sociale, mais elles manquaient
d'occasions de développer de tels intérêts. »
Au-delà de cette question de la représentativité se pose
celle du culte de la performance instillé dès le plus jeune âge.
Pour conclure, je citerai ces mots lumineux issus du dernier
livre de Lola Lafon « Être fragile est devenu une insulte. Qu’adviendra-t-il
des incertaines ? De celles et de ceux qui ne s’en sortent pas, ou
laborieusement, sans gloire ? On finit par célébrer les mêmes valeurs que
ce gouvernement que l’on conspue : la force, le pouvoir, vaincre, gagner ».
J'ai l'impression que ce type de livres mettant en avant les role model incarne une tendance de notre société à faire peser les changements sur les individus. L'écologie ? Une affaire individuelle, réduisez vos déchets ! Le féminisme ? Que les femmes éduquent leurs maris, enfants, patrons, si elles veulent que ça change. On tend à museler la force du collectif et des mouvements sociaux pour réduire des projets de changement de société à un changement à l'échelle individuelle. Le tout enrobé dans un discours positif, empouvoirant, self-care et développement personnel. Je crois que c'est une grande perte pour tous que de marginaliser l'importance du collectif, qui est un lieu de débat et d'action, au profit de l'action individuelle, en faisant peser le poids du perfectionnisme militant sur les individus. Et avec cet article très pertinent, on voit que cette tendance s'applique également aux enfants.
RépondreSupprimerTrès juste Lucie, que ce soit pour le féminisme ou l'écologie la grande tendance c'est de faire tout peser sur la responsabilité individuelle. Et ça marche dans tous les domaines : tu es grosse? Au chômage? Quelle est ton excuse? Ca fait le bonheur des marchands de rêve en tout genre!
RépondreSupprimerEncore des parutions destinées à "draguer" les parents avant tout...
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