Le magazine « Society » titrait ce mois-ci « la
grande illusion : comment le développement personnel leur a gâché la vie ».
Même si le dossier pointait des éléments intéressants, je l’ai trouvé un peu
manichéen, mélangeant allégrement gourous, escrocs et simples auteurs proposant
à leurs lecteurs des outils ne faisant de mal à personne, à défaut de faire du
bien à tout le monde.
Pour autant, le magazine a mis en lumière un point qui mérite
notre attention : comment l’ultra-vulgarisation de concepts de
développement personnel peut finalement être plus contre-productif qu’aidant. En
responsabilisant les individus plutôt qu’en dénonçant des phénomènes systémiques,
il rend chacun.e maître de son bonheur (ou de son malheur) sans jamais remettre
en question les organisations ou les systèmes qui les entretiennent.
Je l’ai constaté fréquemment chez les femmes que j’accompagne.
Presque toutes les personnes qui me sollicitent en ce moment évoquent lors de
notre premier entretien le syndrome de l’imposteur dont elles pensent être
victimes. Il est vrai que ce sujet a été fortement médiatisé ces temps-ci (j’ai
même écrit un article à ce propos) mais comme tous les concepts passés à la moulinette de
la vulgarisation, il peut être galvaudé et perdre son sens initial. Et faire briller
les yeux de ceux qui surfent sur la récupération mercantile d’une énième tare
féminine qu’il faudrait corriger : je ne compte plus les auteurs ou coachs
en tout genre proposant leur méthode miracle pour définitivement mettre à la
poubelle le syndrome de l’imposteur.
L’idée n’est pas ici d’enfermer les femmes dans un statut de
victimes dont elles ne pourraient jamais en sortir. Presque toutes les
personnes que j’accompagne dans le cadre de mes bilans de compétences
confirment qu’elles en ressortent confiantes et avec une bien meilleure estime
d’elles-mêmes qu’au début. Pour autant, il me paraît dangereux et malhonnête de
leur faire croire que tout est en leur pouvoir.
Lorsque j’ interroge plus précisément ces femmes au sujet ce
syndrome de l’imposteur dont elles disent être victimes, je perçois très
clairement que ce manque de légitimité provient de leur entourage professionnel
plutôt que d’un manque de confiance en elles qui serait typiquement féminin. Pour
autant, leur premier réflexe est de s’incriminer, de chercher à travailler sur
elles-mêmes plutôt que de reconnaitre que leur environnement professionnel peut
être à l’origine de leur sentiment d’illégitimité.
Quand une femme me raconte qu’elle a le sentiment d’être une
femme quota car elle est la seule au comité de direction parmi une armée d’hommes.
Quand une femme travaillant dans la tech me dit qu’en
réunion elle doit fournir 2 fois plus d’informations techniques que ses homologues
masculins pour être crédible vis-à-vis de ses collègues.
Quand une femme évoque un environnement toxique où s’enchainent
blagues sexistes, dévalorisation et minimisation du travail fourni.
Tout ça n’est pas dans leur tête.
"Les femmes, les femmes de couleur, en particulier les
femmes noires, ainsi que la communauté LGBTQ sont les plus exposées au syndrome
de l’imposteur", a déclaré Brian Daniel Norton, psychothérapeute et coach exécutif à New York.
"Lorsque vous subissez une oppression systémique ou que
l'on vous dit directement ou indirectement toute votre vie que vous ne méritez
pas ou peu de succès et que vous commencez à réaliser des choses d'une manière
qui va à l'encontre de ce récit bien établi dans l'esprit, le syndrome de
l'imposteur apparaîtra".
Comme le résume Michelle Obama : «Les femmes se sont entendu dire pendant si
longtemps qu’elles n’étaient pas à leur place dans une salle de classe, dans
une salle de conférence, ou dans n’importe quel lieu où l’on prend de
véritables décisions, que lorsque nous arrivons enfin à entrer dans la salle,
nous avons toujours l’impression de ne pas mériter notre place à la table. Nous
mettons en doute notre jugement, nos capacités, et les raisons qui nous ont
conduites là où nous en sommes. Même quand nous sommes les plus expertes sur le
sujet, cela peut toujours nous amener à rester discrètes et à ne pas aller au
maximum de nos capacités ».
Arrêtons de croire que tout est dans la tête des femmes :
c’est la société tout entière qui fait planer autour d’elles une présomption d’incompétence !
C’est prouvé, être une femme implique devoir se soumettre
à des standards plus élevés :
- Les femmes scientifiques doivent produire 2,5 fois plus de recherches et de publications pour se voir attribuer les mêmes compétences que leurs
homologues masculins
- Les musiciennes ont une probabilité d’avancer dans le
processus de recrutement et / ou d’être embauchées plus importante quand
l’audition se fait à l’aveugle : la probabilité d’être retenue au tour suivant estaccrue de 50 % et celle d’être recrutée de 30 %. Finalement, un quart de
l’accroissement du taux de féminisation des orchestres américains constaté
entre 1970 et 1996 serait dû à l’utilisation du paravent
- 57%
des femmes et 34 % des hommes ont été témoins de remises en cause des
compétences des femmes à des fonctions managériales, c’est-à-dire leurs
capacités à « manager une équipe, diriger un service ou une entreprise ». 81%
des femmes et 59 % des hommes interrogés dans cette enquête ont entendu des
remarques désobligeantes comme « Je me demande comment elle est arrivée à ce
niveau : elle a dû coucher ! » ou « Elle est pire qu’un homme ! » ou alors « Je
ne vais tout de même pas faire ce qu’elle demande : c’est une femme ! ».
- Les recruteurs plus exigeants avec les femmes : pour une candidate,
la compétence et le diplôme ou la connaissance des langues étrangères sont
regardés de très près par les recruteurs, avant qu’ils ne s’intéressent à leur
motivation. En revanche, pour embaucher un homme, c’est la motivation qui
arrive en tête et les recruteurs se focalisent sur le courage, la volonté,
l’engagement et l’envie que manifestent ces hommes
- Des études basées sur le monde de l’entreprise montrent qu’elles sont souvent
appelées aux responsabilités dans des contextes de crise.
« On oppose à ces femmes qu'elles doivent s'engager un peu
plus, s'imposer davantage, expliquait Jenn M. Jackson au site Watercooler. Mais
on refuse de voir que, même une fois qu'elles s'imposent et s'engagent, ces
femmes se retrouvent encore face à des murs, des individus ou des institutions
qui oeuvrent activement pour leur exclusion de nombreux espaces publics. »
Les différences de comportement entre les hommes et les
femmes sont une raison fréquemment invoquée pour justifier les inégalités dans
le monde du travail.Une étude de l’Harvard Business Review tord le cou à cette idée reçue.
Pendant quatre mois, les chercheu.r.seuse.s, ont passé au crible les données
issues des échanges d’e-mails et des agendas des réunions de centaines de
salariés à tous les niveaux hiérarchiques. Puis, 100 d’entre eux ont reçu des
badges sociométriques leur permettant de suivre leurs comportements
individuels.
A l’analyse des données, ils n’ont trouvé presque aucune
différence perceptible dans les comportements des femmes et des hommes. Les
femmes avaient le même nombre de contacts que les hommes, passaient autant de
temps avec leurs supérieurs et, à poste égal, allouaient leur temps de la même
manière. Il n’y avait pas de différence en ce qui concerne le temps passé en
ligne, le travail effectif et les conversations en face-à-face. Lors des
évaluations de performance, les femmes et les hommes obtenaient des résultats
statistiquement identiques. Cela valait pour les femmes à tous les niveaux
hiérarchiques. Pourtant, les femmes ne progressaient pas. Et les hommes, si.
Les chercheur.se.s sont donc arrivés à la conclusion
suivante : « Notre analyse suggère que l’écart entre les taux de promotion des
femmes et des hommes dans l’entreprise étudiée n’était pas dû à leur
comportement mais à la façon dont ils étaient traités. Cela indique que les
arguments destinés à faire évoluer le comportement des femmes – à les inciter à
« s’imposer » davantage, par exemple – passent probablement à côté de la
réalité : l’inégalité femme-homme relève de préjugés et non de différences
comportementales. (…) Il est nécessaire que les entreprises considèrent
l’inégalité femme-homme comme n’importe quel autre problème économique : à
l’aide de données chiffrées.
En conclusion, ces femmes ne sont pas victimes du syndrome
de l’imposteur, elles sont juste en minorité, dans un environnement qui leur
fait sentir qu’elles ne sont pas à leur place.
Pour paraphraser cette citation que j’aime beaucoup : “Before
you diagnose yourself with depression or low self-esteem, first make sure you
are not, in fact, just surrounded by assholes” (Avant de vous diagnostiquer une
dépression ou une faible estime de vous, assurez-vous d'abord que vous n'êtes
pas en fait, juste entouré par des abrutis), je dirai donc en conclusion :
avant de vous diagnostiquer un syndrome de l’imposteur, assurez-vous d’abord
que vous ne travaillez pas avec des abrutis !